Par Josée BARNERIAS, Présidente de La Griffe

« C’est l’homme qui a créé le taureau de combat ». Cette affirmation d’Elisabeth Hardouin-Fugier (1) en dit long sur la prétendue authenticité de la corrida. Un spectacle de la cruauté, de la souffrance et de l’esbroufe. Avant la fin de l’année, une énième proposition de loi pour son abolition sera soumise à l’Assemblée nationale.

Le plaisir de tuer

Elle fait partie de ces « traditions » qui collent aux basques, et dont on n’arrive pas à se débarrasser. La tauromachie est défendue becs et ongles par une poignée de gens, dont le philosophe Francis Wolff (2). Elle compte des soutiens sérieux dans les cercles politiques, chez quelques puissants (hommes d’affaire, artistes…) et elle rassemble des milliers de suivistes, personnages lambda qui ont l’impression, en se ralliant à la petite troupe de VIP, de faire partie d’une confrérie d’initiés et d’esthètes. Il y a un jargon tauromachique, comme il y a un jargon de telle ou telle catégorie socio-professionnelle, culturelle, etc. Une sorte d’argot haut-de-gamme. Le fait même d’avoir les clés de ce code particulier vous élève votre bonhomme (ou votre bonne femme), même le plus minable, au rang des élus. La chasse à courre répond à peu près aux mêmes critères. Les péquenots, voire les touristes désœuvrés qui suivent à pied les équipages arrogants grimpés sur des chevaux le plus souvent récupérés parmi de pauvres trotteurs réformés, sont les aficionados discount de la traque du cerf.
La corrida a ceci de particulier que, contrairement à la vénerie, qui prend ses racines très loin dans le temps (on lui attribue des origines millénaires), elle est arrivée en France poussée par l’ibère épouse de Napoléon III, Eugénie de Montijo, en 1853 seulement, et c’est la ville de Bayonne qui l’a accueillie. Trois ans plus tôt, la loi Grammont avait été votée. Celle-ci interdisait les mauvais traitements sur les animaux s’ils étaient commis en public (la loi avait pour mission de protéger les gens des spectacles violents plus que de protéger les animaux de la violence des gens). D’après le droit, donc, la corrida tombait sous le coup de cette loi récemment votée. Mais c’était sans compter avec l’impérial engouement pour cette forme particulière de divertissement. Il faut dire qu’en Espagne, les traditions cruelles pour les animaux étaient légion. Quelques-unes perdurent encore.
La corrida s’est donc imposée, en toute illégalité et, à la fin du XXe siècle, il a fallu un petit tour de passe-passe, un alinéa ajouté à l’article du code pénal sanctionnant les sévices et les actes de cruauté sur les animaux pour que, aujourd’hui encore, elle continue, contre toute évidence, contre toute humanité, mais le plus légalement du monde, à faire couler des flots de sang dans un peu plus d’une dizaine de villes françaises.
La corrida fait suite à une longue histoire, en Espagne, de bovins harcelés et torturés dans les abattoirs. Elle est l’aboutissement des efforts entrepris au fil des années pour justifier le seul plaisir de tuer.
Il faut dire que, depuis les abattoirs de Séville, elle en a fait du chemin. Il s’est trouvé de valeureux toreros pour codifier avec rigueur, méticulosité et ingéniosité le meurtre des taureaux, jusqu’à ce simulacre flamboyant que l’on connaît aujourd’hui.
Car tout est simulacre dans la corrida, sauf la douleur, la peur et la mort du taureau, et souvent des chevaux.
On peut rendre à la corrida cet hommage : elle réussit, pour celui qui n’y regarde pas de trop près, à donner l’illusion d’un affrontement entre, d’une part un mammifère énorme et terrifiant, le plus souvent noir, muni d’une paire de cornes redoutables, et une sorte de guignol en apparence gracile, vêtu de bas roses et couvert de strass. Les passes ont quelque chose d’une chorégraphie. Les attaques perpétrées sur le taureau, à l’aide d’armes blanches – piques, banderilles, épées et poignards – veulent persuader le spectateur qu’il s’agit de situations de défense alors qu’au contraire c’est l’animal qui est attaqué, traqué, assailli de toutes part afin de lui ôter les réflexes de survie qui pourraient éventuellement le rendre dangereux. Car il faut qu’il ait l’air dangereux, mais il est évident qu’il ne doit pas l’être.

L’homme vainqueur de la bête ?

La corrida, un art ? Oui, si l’art c’est la triche, l’esbroufe, le bluff, le mensonge, le faux-semblant. Mais peu importe que ce soit un art ou pas. Il s’est trouvé des intellectuels de haut vol, des artistes, des écrivains, comme le marquis de Sade, Georges Bataille et bien d’autres, pour faire la promotion de la cruauté dans l’art, c’est vrai. Même Antonin Artaud (3). Ces gens cependant, à ce que l’on sait d’eux, ne se sont jamais livré à des actes de la violence de ceux que donne à voir la corrida.
La corrida, un art ? Et alors ? Qui a dit que l’art était sacré ? Ce qui crée du malheur, ce qui fait souffrir, gratuitement de surcroît, ne peut trouver aucune justification. Dans quel monde vivons-nous ? Arrêtons de nous réclamer des Lumières, des droits humains et de je ne sais quelles autres pontifiantes références : nous ne sommes même pas fichus de voir la perversité là où elle nous crève les yeux.
Oui, c’est l’homme qui a fait le taureau dit « de combat ». Un herbivore, paisible bien qu’un peu macho (il peut charger lorsqu’on s’intéresse de trop près à « ses » vaches), qui n’a rien à faire dans une arène. Ce lieu clos, auquel on ne l’a pas habitué, où il se sent perdu, agressé et d’où, de toute la force de son instinct de survie, il voudrait s’enfuir. Mais non, il ne s’enfuira pas. On va l’obliger à jouer une comédie sinistre : il faut qu’il fasse front, qu’il ait l’air d’attaquer ce misérable pantin, cette « danseuse ridicule », comme l’a si bien brossé Francis Cabrel dans son emblématique chanson.
Ils vous en font, des discours, les aficionados lettrés, ceux qui ont ça dans le sang, qui vont à la boucherie en ayant l’impression d’être des héros par défaut. Ils vous parlent du courage, de la mort glorieuse du taureau. Nous serions tous, nous les « anti », autant de pleutres, de couards, de femmelettes qui n’osent pas regarder la mort en face. Eux, ils la regardent, mais c’est la mort d’un autre. C’est là que se niche le courage ? Quant à celui qui est au cœur de l’action, à savoir le torero, que l’on ne s’inquiète pas trop pour lui. Les accidents dans l’arène sont proportionnellement beaucoup plus rares que sur les terrains de football.
Quant à leurs arguments, il y a belle lurette qu’ils ont été démontés de toutes les façons, laminés, réduits en purée. Ils procèdent d’une fiction que les amateurs de corrida se racontent. Un mythe. D’après eux, le taureau serait heureux et fier de « combattre » dans l’arène, parce que là est sa vocation. Et dire qu’ils tiennent ce qu’ils appellent l’anthropomorphisme pour une illusion de mauviette ! Ils poussent même le cynisme jusqu’à leur donner des noms, à leurs victimes. Islero, le taureau qui est venu à bout de l’un des matadors les plus célèbres du XXe siècle, Manolete, en 1947, est désormais entré dans la légende. Mais les taureaux, eux, qu’ils aient des noms inoubliables ou pas, ne sont que les instruments impuissants d’une épopée fantoche que se racontent des hommes (et des femmes) pour se sentir plus grands et plus forts. Pitoyable.
Le récit de l’arène c’est le mythe de l’homme fragile mais intelligent triomphant de la brute, de la bête (l’expression « la bêtise au front de taureau » est éloquente). Bien entendu, la bête/Goliath, bien que vaincue, sort grandie de ce combat avec l’homme/David. C’est pourquoi l’on feint de rendre hommage à la « bravoure » du taureau (le toro bravo) alors que le couard, celui qui refusera d’accepter son destin, sera châtié. Brave ou pas, de toute façon, il sera massacré et on le privera de ses oreilles et de sa queue, dérisoires trophées, alors qu’il est en train d’agoniser sur le sable rougi de l’arène.
La mascarade va beaucoup plus loin : il est prétendu que le taureau non seulement n’éprouve aucune souffrance, mais encore qu’il jubile à la seule idée de se faire transpercer de partout. Pour la gloire ! Voilà ce que prétendent les acteurs de l’aficion. Ils aiment bien se dire qu’il aura échappé ainsi à l’abattoir. Funeste consolation !
Une association de vétérinaires, le Covac (Collectif de vétérinaires anti-corrida) a tenu à mettre les choses au point (lire ici l’intervention d’un vétérinaire catalan). De même qu’Elisabeth Hardouin-Fugier (citée plus haut) dans son monumental et précieux ouvrage « Histoire de la corrida en Europe du XVIIIe au XXIe siècle ». Les taureaux souffrent mille morts dans l’arène. Point.
La corrida, mensonge donc. C’est une astuce bien connue que celle qui consiste à faire prendre les victimes pour des comparses, des acolytes. Elle est à l’œuvre chez les aficionados.

L’heure de vérité

Dans quelques semaines, un groupe de 96 députés, conduits par Aymeric Caron (LFI), va tenter encore une fois de convaincre les parlementaires de la nécessité d’interdire, une bonne fois pour toutes, la corrida sur le sol français en supprimant l’alinéa 9 de l’article 521-1 du code pénal, ce qui nous débarrasserait du même coup de ces horribles combats de coqs très prisés dans le nord du pays et dans les territoires d’Outre-mer (voir ici).
La première proposition de loi allant dans ce sens avait été présentée en 2004 par Muriel Marland-Militello, alors députée du Var. Depuis, d’autres tentatives ont suivi, et toutes ont échoué.
Cette fois sera-t-elle la bonne ? Au moins pour porter le débat sur la place publique, alors qu’il a toujours été évité. On l’espère ardemment.
Mais la mobilisation citoyenne n’est pas assez forte. Des enquêtes demandées par des associations font état d’un nombre important d’opposants à la corrida. Il s’agit d’une opposition mollassonne, on le voit lors des manifestations qui sont organisées dans les villes taurines, régulièrement. N’y assistent qu’une grosse centaine de militants convaincus qui parfois doivent se sentir bien seuls. Cela ne représentera une pression pour les politiques que lorsque l’affrontement donnera lieu à d’irréparables violences, ce qui est soigneusement évité : les forces de l’ordre tiennent les pros et les antis à distance les uns des autres. Il est vrai que les deux visions sont définitivement irréconciliables.
Alors, qui va gagner ? La tauromachie disparaîtra de toute façon. Pour des raisons qui n’ont rien à voir avec l’éthique, elle est de plus en plus en difficulté. Ceux qui nous gouvernent ou, pire, qui nous représentent, attendront-ils benoîtement cette échéance, mus par une incompréhensible lâcheté, au lieu de mettre un terme définitif à cette tricherie, cet anachronisme scandaleux qu’est la corrida ? Les paris sont ouverts…
J.B.
(1) « Histoire de la corrida en Europe du XVIIIe au XXIe siècle : un ouvrage de référence écrit par une historienne de renom.
(2) Francis Wolff a consacré plusieurs ouvrages à la corrida, parmi lesquels « Philosophie de la corrida » et « Cinquante raisons de défendre la corrida ».
(3) Dans « Le théâtre et son double » (éd. Gallimard), Antonin Artaud défend l’idée d’un « théâtre de la cruauté ».

Josée BARNERIAS, Présidente de La Griffe